Réseaux sociaux : une intimité ambiante
Interview avec Yann Leroux, esprit pensant autoproclamé "psy et geek" et véritable personnage culte de la sphère 2.0 francophone ... Alors, les réseaux sociaux, quels impacts ?
Selon vous, la réussite ou l'échec social d'une identité numérique peut-elle avoir un impact réel sur la vie de son auteur ? Un blogueur à succès tire-t-il un réel bienfait de son activité de blogging ?
Il n’y a qu’une seule réalité. Il n’y a qu’un seul monde. Cela signifie que ce que l’on fait en ligne a des répercussions sur la vie hors ligne. Une expérience de psychologie sociale à ainsi pu montrer que des personnes à qui l’on avait donné des avatars dont l’apparence était connotée négativement avaient ensuite tendance a tricher dans les interactions sociales qu’elles avaient hors ligne. Il s’agit là d’un résultat de laboratoire et l’on pourrait être tenté de se dire qu’entre la « paillasse » et le milieu naturel, il peut y avoir des différences. Cependant, tous ceux qui pratiquent un tant soi peu les outils du web 2.0 ont peut constater le plaisir qu’il y a à être lu, à être retwitté, ou tout simplement à recevoir du poke. C’est que les interactions que nous avons en ligne ne sont pas des interactions « virtuelles ». Les plaisirs et les déplaisirs que nous tirons de nos activités en ligne sont bels et bien réels.
Bloguer peut être un réel bienfait. Cela tient à toute une série de facteurs qui sont entremêlés. Cela tient d’abord au fait que tenir un blogue c’est se tenir à un travail d’écriture. Ce travail d’écriture permet de mettre de l’ordre dans ses pensées et ses émotions, de se les re-présenter sous la forme des mots qui flottent sur l’écran. On peut rapprocher ce travail du blogue du travail de l’extimité. La notion d’extimité a été reprise par Serge Tisseron de Jacques Lacan. Il entend par là le mouvement par lequel des éléments de la vie psychique d’un individu sont exprimés, repris par un autre puis ré-installés dans la vie psychique de la personne. Un blogue est donc, quelque soit son thème, un soutien possible au travail de pensée. Ce soutien n’est pas seulement lié au travail d’écriture. Il est aussi lié au fait que le blogue est une ouverture aux autres.
Cela tient aussi aux matières même sur laquelle on écrit. Les numérique est une matière particulière : elle est a la fois l’encre et le support. Elle se prête a mille fantaisies que l’encre et le papier ne permettent pas. Elles sont indulgentes quant à nos erreurs puisqu’il nous est facile de corriger nos fautes en effaçant ici un mot et en déplaçant là un paragraphe. Alors que jusqu'à présent le travail d’écriture était lié a la dualité sale propre – souvenons du cahier de brouillon.
Un autre axe de compréhension est donné par ce que Philippe Lejeune a appelé le pacte autobiographique. Billet après billet, update après update, upload après upload, nous légendons nos vies. Nous les légendons en ajoutant une courte note à un évènement, comme on légende une photo. Nous les légendons en nous faisant les hérauts de nos vies. Nous avons tous soif de narration et de sens, et les outils du web nous permettent précisément de nous raconter. Finalement, nos « confessions » sur le réseau semblent aussi impudiques aux yeux de certains que celles de Jean-Jacques Rousseau ont semblé aux yeux de ses contemporains.
Le travail d’écriture, le pacte autobiographique et la qualité des matières numériques sont les éléments qui permettent au blogging d’être un travail de pensée et à ce titre d’être source de plaisir.
Les médias parlent souvent de la réputation numérique en avançant l'idée que le partage d'une part de sa vie privée est un danger. Comment expliquer que sur les réseaux sociaux certains adoptent une intimité moindre que dans la vie réelle ?
La technique est toujours à mon sens une production sociale. Elle est à la fois la pointe et le fond de ce qui circule dans la culture. Elle capte les extrêmes et les tendances lourdes. Par exemple, sur Twitter, le nombre d’utilisateurs actifs est très restreint, mais ils explorent des modalités d’être sur le réseaux dont certaines vont devenir très rapidement des banalités. Chacun peut constater que le réseau suscite une certaine désinhibition. Pour le meilleur comme pour le pire, les digiborigènes ont tendance à agir leurs désir de façon plus directe. Par exemple, les demandes d’aide se font sans fausse honte, et il est assez fréquent d’avoir des réponses positives. A ces mouvements de solidarité et de coopération s’opposent des mouvements d’agressivité ou de haine qui peuvent tout aussi facilement être mis en œuvre sur le réseau.
Il faut aussi prendre en compte que les objets technologique modifient ce que nous appelons « intimité ». Un objet comme le téléphone portable a brutalement projeté dans l’espace public des éléments qui relevaient de la vie privée. Il modifie ce que « être seul » veut dire, ou encore ces moments si particuliers que sont les séparations et les retrouvailles. La soirée d’un groupe d’ami nécessitait auparavant une longue coordination – ou se retrouve-t-on ? Qui vient ? – se fait maintenant à la volée…
La production des images nous est devenue si facile que nous avons pris l’habitude de garder des traces photographiques de tout et n’importe quoi. Nous avons pris l’habitude de photographier les événements importants comme les anniversaires, mais aussi de capter des moments au fil de la vie ou simplement de nous servir de l’image comme aide mémoire : pourquoi retenir le titre d’un livre alors qu’on peut photographier la première de couverture ?
Nous nous étonnons aujourd’hui du rapport à l’image des plus jeunes alors que nous les avons massivement photographiés, la plupart du temps sans prendre le temps et la peine de leur demander l’autorisation. Les images issues d’une technique médicale – l’échographie – se sont retrouvées dans l’album photo familial puis sur le téléviseur du salon.
Lorsque l’on y regarde de près, ce sont très rarement des éléments intimes qui sont partagés. Ce qui est partagé, ce sont des éléments qui habituellement étaient contenus dans des sphères différentes. Le monde du travail n’était pas celui des loisirs et celui des loisirs n’était pas celui de la famille. Depuis les années 1980, ces mondes ont commencé à fusionner : le travail est devenu un lieu de « réalisation de soi », et non l’endroit ou l’on gagne de l’argent. Le vocabulaire des sports de glisse a commencé à pénétrer l’entreprise, puis la vie de tous les jours. Le web, en mettant tout ou presque à l’horizontal, participe de ce mouvement de dissolutions des espaces dans lesquels jusqu’à présent nous nous sommes construits. Il est possible que ce ne soit qu’une période de transition, d’autant plus que les mondes numériques permettent de reconstruire des frontières pratiquement étanches – pensons aux clés PGP, par exemple. Est-ce un danger ? Etre proche de plus en plus de personnes est il un mal ? Je n’en suis pas persuadé.
La vie privée de chacun à la portée de tous, est-ce que c'est un vrai danger tant que ça ne touche pas à la sécurité des corps ?
La question de la vie privée inquiète beaucoup, surtout depuis l’article publié par Le Tigre. Le réseau serait une sorte de vitrine transparente dont nous serions les objets exposés. C’est un fantasme. Il n’est pas vrai que la vie privée de chacun est à la portée de tous. Ce n’est pas le réseau qui est en cause, mais une impossibilité que nous portons chacun en nous.
Tout ne peut se dire, parce que nous sommes à l’intérieur de nous même divisé entre une vie consciente – que nous pouvons donc choisir de partager avec d’autres – et une vie inconsciente dont ne captons que quelques reflets. Ces deux zones de fonctionnement sont en dialogue constant, ce qui fait que lorsque quelqu’un met en ligne quelque chose de « privé », il faut, pour en avoir une vision totale, prendre aussi en compte qu’il peut s’agir d’un élément de sa vie consciente ou de sa vie inconsciente, ou un mélange des deux.
Ce que nous vivions plutôt sur le réseau, ce n’est pas l’exposition à l’intimité de tous, c’est plutôt l’exposition à l'intimité ambiante (Leisa Reichelt ). Nous sommes au contact d’éléments de vie que des personnes souhaitent partager. Lorsque ce contact est suffisamment prolongé, cela nous amène à faire des autres des éléments de nos vies psychiques : nous nous préoccupons de la situation d’untel, nous rions avec tel autre de sa mésaventure, nous réfléchissons avec un troisième etc. Cette intimité ambiante est un enrichissement possible pour chacun.
Il faut cependant garder à l’esprit que le réseau peut être utilisé pour blesser l’autre jusque dans son intimité. Les sex tapes mis en ligne par des conjoints en mal de vengeance en sont une bon exemple. La « sécurité des corps » n’est pas atteinte mais l’atteinte est au moins aussi grande, puisque la personne est touchée dans la sécurité de ses pensées. Ce qui avait été éprouvé dans le secret d’une relation intime est mis en ligne pour la jouissance d’inconnus.
A votre avis, s'inscrire sur un réseau social comme Facebook peut il nuire à l'interactivité réelle des individus "dans la vraie vie" ?
L’interactivité sur Facebook est bien réelle. L’idée d’un Internet « virtuel » est bien ancrée en France. Les anglo-saxons et leur coté pragmatique n’ont jamais construit de telles représentations du réseau. De LamdaMoo aux Uber réseaux sociaux, ils ont toujours considéré que ce qui s’y passait était réel. Ce qui importe ici, c’est avant tout la relation que la personne noue avec le média. Il est possible d’utiliser Facebook pour créer des liens et produire de la richesse – qu’il s’agisse de gains narcissiques ou financier –. Mais le même média peut aussi être mis au service des forces de destructivité. Les journaux américains bruissent d’histoires de cyber bullying qui bien à la fois la réalité des relations qui se produisent en ligne. Si ces interactions n’étaient pas réelles, en quoi souffrirait-on des commentaires laissés sur son blogue ou sur son profil Facebook ?
Un réseau social peut être utilisé à des fins d’amusement, de travail ou s’éviter de penser à quelque chose qui suscite du déplaisir ou de l’angoisse. Pour peu que l’on ait un réseau un peu étendu ou actif, il y a toujours quelque chose d’intéressant sur Facebook. L’intérêt que l’on y trouve peut être tout simplement
Un principe souvent avancé par les théoriciens du web est que la masse d'individus apporte une pertinence à une information. En gros, l'intelligence collective (Digg ...) est elle bien là ou sommes nous en proie à un échec rongé par le commerce ?
L’intelligence collective peut être au service de xxx (Wikipedia) ou au contraire au service de la destructivité (Anonymous). C’est une force, et le neolibéralisme se fait fort de pouvoir l’utiliser de la même manière que l’on utilise la force d’une cascade dans un barrage hydraulique. Le crowdsourcing est surtout pour les entreprises une façon de faire des économies : a l’usager quelques gratifications narcissiques et à l’entreprise les revenus sonnants et trébuchants. Il y a entre le web 2.0 et le néolibéralisme suffisamment de rapprochements possibles pour que certains soient tentés de rabattre le second sur le premier (cf). L’avenir dira si les autres idéologies qui sont présentes sur le réseau idéologies
La Francophonie est elle vraiment à la masse au niveau des réseaux sociaux dans le monde numérique mondial ?
Nous sommes sauvés par la skyblogosphère qui est un des plus gros amas de blogues. Cela montre le dynamisme de notre jeunesse, l’effervescence avec laquelle elle se saisit des blogues, puisque la population qui habite les skyblogs est plutôt jeune. Cela montre également les responsabilités en termes de formation au réseau que nous avons vis-à-vis des plus jeunes.
A votre avis, comment va évoluer la blogosphère dans les prochaines années ?
Lorsque j’ai vu les blogues émerger sur le web, je me suis dis « ça ne marchera jamais ». J’étais alors convaincu que les forums avaient une éternité devant eux. Depuis j’ai appris la leçon : cette chose, cet internet évolue si vite et mute si rapidement que je suis tout à fait incapable de lui prévoir un futur.
Est ce qu'avoir une présence sur Internet, c'est systématiquement se déguiser un peu ?
Être présent au monde c’est toujours se déguiser un peu. Nous sommes déguisés par les statuts et les rôles que nous tendent nos sociétés. Nous sommes déguisés par nos mécanismes de défense inconscients. Ceux-ci ont pour fonction de nous protéger de l’angoisse, mais ils le font au prix d’un certain travestissement des désirs inconscients.
Merci à Yann Leroux, psyetgeek.com
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